
Octobre 2002
"Mon père a fait une école
d'ingénieur"
Nous l'appellerons Jean-Guillaume. JG. Nous avons rendez-vous
dans un café tranquille de la place Saint-Sulpice.
Assis à une petite table ronde, il porte un col roulé
gris et mâchonne compulsivement une Marlboro light entre
chaque gorgée de Carlsberg tiède. Son œil
est décidé mais triste. Cette interview- il
nous l'a confié la veille au téléphone
- est importante pour lui. C'est la première fois qu'il
parle de son père à quelqu'un d'autre qu'à
sa psychanalyste. Il a décidé de faire les choses
en grand, il s'est confié à l'Impertinent. Il
a souffert, mais il veut désormais mettre son expérience
au profit des autres. Nous lui demandons s'il est prêt.
Il déglutit, murmure que "oui", nous appuyons
sur la touche "Record" du magnétophone.
L'impertinent: Bonjour JG. Quel est votre parcours
?
JG : Je viens d'une famille bourgeoise de région parisienne.
J'étais dans un lycée de banlieue classique.
Après deux années de classe prépa, j'ai
intégré l'ESSEC, puis j'ai fait du conseil chez
Ernst & Young pendant 5ans. Toute cette période,
je l'ai vécu avec un poids terrible : J'ai appris en
3ème que mon père avait fait Centrale Paris.
Heureusement, aujourd'hui je vais beaucoup mieux, j'ai trouvé
ma voie : je suis esthéticien-conseil chez "Badower
Beauty Saloon".
I: Comment avez-vous appris la nouvelle ?
JG : Depuis tout petit j'avais des doutes. Souvent papa passait
du temps à m'expliquer comment fonctionne un piston
ou pourquoi l'eau bout Mais c'est à 14 ans, qu'en lui
demandant si rajouter une résistance de 14 Kiloohms
dans la télécommande ne rallongerait pas d'un
tiers le rayon d’action, j'ai eu un flash. J'ai compris
à la fois que mon père était ingénieur
et qu'il était trop tard pour moi, que j'étais
contaminé, que j'étais sur le point d'aimer
la physique.
I: Et comment avez-vous réagi ?
JG : A 14 ans ? très mal. J'ai commencé à
manger des pépitos. Un an plus tard j'étais
Pépitomane. Je me prostituais en salle de profs pour
payer mes paquets. Je me suis mis à écouter
Michel Delpech. A 17 ans, j'ai commencé le Nutella.
Et là, pendant 6 ans, ça a été
l'enfer. Parallèlement, sur un plan scolaire, j'ai
tout foutu en l'air. Je bossais mes maths et mon Histoire-Géo
à fond. Je me suis mis à lire des livres, ce
que papa interdisait formellement. Je ne faisais plus rien
en physique-chimie.
I: Qu'a fait votre père ?
JG : Au début il a essayé de me parler, de s'excuser
de ne pas me l'avoir dit plus tôt. Mais j'ai tout fait
pour minimiser les contacts. Il était déçu
parce que jusque là, il avait cru possible de me caser
à Polytechnique. En fait il n'a vraiment réalisé
qu'en Terminale, quand le conseil de classe m'a conseillé
une prépa ECS. Il l'a évidemment mal pris. Il
déposait devant ma porte des livres de physique, un
bouquin d'électronique. Un jour il a même essayé
de me mettre à mon insu une housse de couette avec
la table de Mendeleïev brodée dessus.
I: Et le reste de la famille ?
JG : Ma mère est resté en dehors du conflit.
Elle a fait Médecine. Mais ma sœur - de 3 ans
ma cadette - a encaissé l'obsession de papa. Il lui
a interdit d'aller en cours d'histoire et de français.
Il l'emmenait tous les Week-end à la Villette ou à
Vulcania… Elle s'est laissé emporter. Elle a
atterri à Centrale Lyon. Aujourd'hui, elle est en cure
de désintoxication dans un mastère spécialisé
d'HEC.
I: Qui vous a le plus aidé à vous en
sortir ?
JG : Christian Koenig a été comme un père
pour moi. Daniel Tixier s'est aussi beaucoup investi. Mais
celui qui m'a vraiment sorti d'affaire, ça a été
David Badower.
I: Quel conseil donneriez-vous à ceux qui
sont à l'ESSEC et qui vivent avec ce même poids
sur les épaules ?
JG : J'ai envie de leur dire que s'ils sont là,
c'est qu'ils ont fait le plus gros du chemin. Que la seule
chose qu'il leur reste à guérir, c'est leur
moral, leur fierté. Et puis, s'ils veulent se rendre
utile, qu'ils aillent dans leurs lycées, prévenir
les futurs Maths sup de ce qui les attend.
Nous remercions JG. En le raccompagnant, nous lui parlons
de l'ESSEC d' aujourd'hui. Nous commettons l'erreur de lui
avouer que Nicolas Mottis est polytechnicien. Il s'effondre
à terre, ne respire plus. De peur d'être accusé,
nous fuyons. A ce jour, nous n'avons toujours pas reçu
de nouvelles.
Raspoutine, le coeur en miettes
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